Banlieues : le cri d'alarme de Robert Castel
Créé le 13-03-2013 à 12h32 - Mis à jour à 15h09
L'historien et sociologue est mort mardi 12 mars. En 2007, il décrivait comment la République est en panne d'intégration des jeunes des banlieues. Nous republions son analyse.
Rassemblement le 27 octobre 2007 à Clichy-sous-Bois, à la mémoire de Zyed Benna et de Bouna Traoré morts dans un transformateur le 27 octobre 2005, où ils s'étaient
réfugiés poursuivis par la police. Plusieurs nuit d'émeutes avaient suivi. (Stéphane de Sakutin/AFP)
Robert Castel est mort mardi 12 mars, peu avant ses 80 ans. L'historien et sociologue décrivait, dans "Le Nouvel Observateur" du 11 octobre 2007,
comment la République est en panne d'intégration des jeunes des banlieues. Cinq années ont passé mais cet état des lieux reste pour l'essentiel
d'actualité. Nous le republions (Titre original : "banlieues : état d'urgence").
Discrimination négative
Deux ans déjà [7 ans désormais]. A l'automne 2005, les banlieues françaises furent le théâtre d'émeutes urbaines. En dépit de cet électrochoc national, rien n'a vraiment changé dans les
banlieues. Les jeunes "issus de l'immigration" y sont toujours "assignés à résidence", tels des "étrangers de l'intérieur". Les jeunes de banlieue accumulent les mêmes contre- performances
sociales : échecs scolaires, absence d'avenir professionnel, galères quotidiennes et recours aux combines de l'économie souterraine. L'étiquette tenace de l'inutilité sociale et de la dangerosité
leur colle à la peau. La discrimination négative les frappe durement. Etre discriminé négativement, c'est être assigné à un destin sur la base d'une caractéristique que l'on n'a pas choisie, mais
que les autres vous renvoient sous la forme d'un stigmate.
Leur problème majeur est celui de la reconnaissance. On refuse une citoyenneté effective à ces jeunes, pauvres, presque toujours d'origine étrangère et pourtant pour la majorité d'entre eux de
nationalité française. Ces jeunes des quartiers ne sont pas totalement en dehors de la société (la cité n'est pas un ghetto)
mais ils ne sont pas non plus dedans, puisqu'ils n'y occupent aucune place reconnue. Leur exil est un exil intérieur qui les conduit à vivre en négatif - en raison de promesses républicaines non
tenues - leur rapport aux valeurs qu'est censée incarner la société française. Leur situation est paradoxale : ils sont citoyens, inscrits dans le territoire français, et néanmoins ils subissent
un traitement différentiel et discriminant qui les disqualifie.
Indigènes de la nation
Qu'on ne s'y trompe pas. Les problèmes de la périphérie sont aussi les problèmes centraux de la société française. Braudel montrait déjà que le capitalisme marchand fonctionnait dans une relation
asymétrique d'un centre à ses périphéries. Les périphéries aujourd'hui vont jusqu'aux plus lointaines frontières de l'économie-monde, mais s'installent aussi au sein des Etats-nations. Les marges
sont au coeur de la nation et on pourrait ainsi dire que les banlieues, c'est notre "Sud" à nous. S'y condensent insécurité sociale - taux de chômage extrêmement élevé - et, il faut avoir le
courage d'en parler, exacerbation de la question raciale. La République, en contradiction avec ses propres principes, paraît incapable d'intégrer ces jeunes Français qui se vivent comme les
indigènes de la nation, comme s'il y avait toujours une marque, une trace d'une immigration lointaine qui pèse toujours sur eux. Les immigrés italiens ou polonais du début du siècle dernier se
sont intégrés en une génération. Cela n'a pas toujours été facile, mais la République a su faire son travail.
En France, les quartiers dits "sensibles" - ils concernent près de 5 millions d'habitants - ont été l'objet depuis le début des années 1980 d'un traitement social continu grâce à la "politique de
la ville". Il est donc faux de dire que ces quartiers ont été laissés totalement à l'abandon. La puissance publique est présente en banlieue sous de multiples formes. Il n'y a pas en France de
ghettos de type nord-américain et le périphérique qui sépare Paris de ses banlieues n'est pas une frontière. Le rêve de promotion sociale n'est pas formellement interdit aux jeunes issus de
l'immigration. La France n'est pas une société de castes ou d'apartheid. Mais trop d'espoirs, tels ceux portés par la "marche des beurs pour l'égalité" de 1983, ont été déçus.
Insécurité sociale
Une démocratie doit certes assurer l'ordre public et la paix civile, mais aussi l'ordre social. L'Etat mobilise en banlieue l'essentiel de ses pouvoirs régaliens - la police et la justice - pour
lutter contre l'insécurité civile et la délinquance, mais laisse entre parenthèses l'autre aspect de l'insécurité : l'insécurité sociale. Il existe ainsi une tension, une contradiction entre
l'affirmation de l'autorité sans faille de l'Etat répressif et son slogan de "tolérance zéro", et un laxisme de l'Etat face à la dégradation de la condition sociale de catégories populaires. Les
jeunes des cités sont ainsi les cibles privilégiées de la volonté de l'Etat à manifester son autorité et en même temps les oubliés de la République sociale.
Les émeutes de novembre 2005 ont été une révolte du désespoir. Les émeutiers, qui n'étaient inspirés ou guidés ni par les gauchistes ni par les islamistes, avaient le sentiment de ne plus avoir
de place ni d'avenir dans notre société. Il est bien sûr injustifiable de brûler des écoles, mais encore faut-il avoir l'honnêteté de reconnaître que l'école ne remplit pas dans ces quartiers le
mandat d'égalité qui est le sien. L'échec scolaire entraîne l'échec professionnel. Les jeunes s'insurgent contre les discriminations dont ils sont victimes pour l'emploi ou le logement. C'est
déjà un malheur d'être chômeur, mais pourquoi faut-il que s'y ajoute un sentiment d'injustice parce que, lors d'un entretien d'embauché, on a été éliminé sur la base de son nom ou de sa couleur
de peau ? Le cumul des handicaps rend ainsi explosive la question ethnique et raciale.
Ethnicisation
A l'automne 2005, la France n'a pas été à feu et à sang. Mais, visiblement, l'avertissement et ce cri de désespoir collectif n'ont pas été entendus. Le moment de peur passé, on s'est soulagé en
se disant qu'au fond la France peut vivre avec quelques explosions urbaines de temps à autre. C'est encore oublier que les marges concernent directement le centre. Pourquoi y a-t-il aujourd'hui
une telle stigmatisation de la religion musulmane alors que 5 millions de musulmans vivent en France ? Ce soupçon permanent d'islamisme radical dirigé contre cette communauté, dans un contexte de
guerre au terrorisme, empoisonne l'atmosphère et sonne comme une condamnation collective. Les enquêtes sociologiques montrent pourtant fort bien que plus de 80% des jeunes musulmans ont un
rapport assez distant avec leur religion. Leur stigmatisation globale ne peut qu'accélérer le développement du communautarisme qui mettrait en danger l'unité de la nation. Actuellement, les
banlieues ne sont pas encore des territoires ethniques, mais elles s'ethnicisent de plus en plus. Pourtant, on confond problèmes ethniques et problèmes avant tout sociaux. D'où la tentation pour
ces populations stigmatisées de retourner le stigmate, de s'affirmer arabe, noire ou musulmane, à défaut de pouvoir être reconnues comme membres à part entière de la nation française. Force est
de constater qu'une dynamique de séparation est en train de s'installer et que se creuse progressivement une distance entre ces populations marquées par leur origine ethnique et le reste de la
société française.
Menace de sécession
La France est devenue un pays pluriculturel et pluriethnique. Il le sera de plus en plus. Il faut apprendre à accepter cette
réalité. Il est donc gravissime que la République ne soit plus capable d'intégrer des gens qui ont un héritage culturel différent. Le Breton de souche que je suis est reconnaissant à la
République. Grâce à elle, la Bretagne s'est modernisée tout en restant fidèle à elle-même. Pourquoi la République ne saurait-elle pas faire, comme elle l'a réussi pour de farouches Bretons, la
même chose pour des gens dont la seule tare serait que leur père ou leur grand-père soient venus des anciennes colonies ? Quand on parle de jeunes de la "troisième génération", on en vient ainsi,
comme le dit Etienne Balibar, à fabriquer "une catégorie sociale juridiquement et humainement monstrueuse, qui est la condition héréditaire d'immigrant". Immigré une fois, immigré toujours, de
génération en génération, quelle que soit la nationalité acquise.
Cette coagulation de discrimination raciale et de dislocation sociale fait peser sur l'ensemble de la société une menace de sécession. Ce n'est qu'en restaurant les conditions d'exercice d'une
pleine citoyenneté politique et sociale que l'on pourra la conjurer. La banlieue ne peut être abandonnée à elle-même parce que s'y jouent des défis qui concernent notre avenir commun. Il n'y a
pas de fatalité à la dérive des banlieues. Depuis une vingtaine d'années, chercheurs et sociologues ont fait d'innombrables études de terrain et tiré à maintes reprises la sonnette d'alarme. Ce
ne sont que des diagnostics. Les politiques ont tardé à expérimenter des remèdes. Le calme actuel est trompeur. Plus que jamais, les banlieues sont le chantier prioritaire.
Robert Castel
(Le Nouvel Observateur du 11 octobre 2007)